La forêt souterraine
Alors qu’elle tourbillonnait dans l’obscurité, Peggy sentit un tentacule s’enrouler autour de sa taille. Elle cessa aussitôt de tomber, mais sa terreur s’en trouva décuplée. Cédant à la panique, elle se mit à gigoter et à distribuer des coups de pied en tous sens. C’était stupide, car si le tentacule l’avait lâchée à cet instant, elle serait allée s’écraser comme une tomate mûre des centaines de kilomètres plus bas, au fond de l’œuf !
Après s’être essoufflée en pure perte, elle fit une remarque étrange :
« Bizarre, pensa-t-elle, ça ne ressemble pas à de la peau. Je ne sens pas d’écailles sous mes doigts. On dirait plutôt de l’écorce… »
Ne sachant que faire, elle prit son mal en patience. Enfin, des lumières apparurent dans le lointain… Il ne s’agissait pas d’explosions de méthane mais bel et bien de flambeaux résineux dont les flammèches dansaient dans les courants d’air.
Ces lueurs permirent à la jeune fille de constater que le tentacule noué autour de sa poitrine était en réalité une racine… Une racine interminable d’une élasticité extrême. Elle n’avait pas été capturée par la Dévoreuse mais par une sorte de liane sortant d’une fissure de la voûte granitique. Elle ne tarda d’ailleurs pas à distinguer des dizaines de racines semblables grouillant dans la pénombre telle une nichée de serpents. Elles ondulaient mollement ou cinglaient l’air ; parfois elles s’emmêlaient ou se nouaient avec paresse. Le spectacle était à la fois grandiose et terrifiant.
Ces tubercules hérissés de radicelles avaient fini par former une espèce de toile d’araignée. Ce filet étroitement tricoté, suspendu au-dessus du vide, constituait une « piste d’atterrissage » pour tout ce qui tombait des crevasses.
Au fur et à mesure qu’elle s’en rapprochait, Peggy se rendit compte que des dizaines d’enfants couraient à la surface de cette épuisette végétale.
La racine géante qui l’avait interceptée au cours de sa chute la déposa sur la « toile d’araignée » et dénoua son étreinte. Incapable de conserver son équilibre, Peggy tomba à quatre pattes.
« Ce filet a bel et bien été tricoté avec des racines, constata-t-elle. Les mailles ont l’air vivantes… Elles bougent ! »
Une musique aigrelette lui fit relever la tête. Un garçon d’une dizaine d’années s’avança. Il était vêtu de haillons verts et soufflait dans une flûte. D’autres enfants le suivaient, portant des torches enflammées. On eût dit des lutins habillés de feuilles.
— Bienvenue chez les compagnons de la forêt souterraine, lança-t-il en cessant de souffler dans son instrument. Je suis Pipoz, le charmeur de serpents. Je travaillais dans une fête foraine. Mon patron était méchant ; pour lui échapper – un jour qu’il voulait me battre – j’ai sauté dans une crevasse et je me suis retrouvé emberlificoté dans un fouillis de racines. Des racines, ça ressemble à des serpents… Comme j’avais ma flûte, j’ai essayé de les charmer, et ça a marché !
Il avait une drôle de tête constellée de taches de rousseur et un nez pointu. Ses cheveux rouges s’échappaient de dessous son bonnet mité.
— Bienvenue, dit très sérieusement un garçon d’environ seize ans qui brandissait un flambeau. Moi, je suis Anaztaz, le chef de cette communauté. Pipoz vient de te sauver la vie en ordonnant à cette racine de t’attraper au vol. Il a suffi qu’il lui joue un petit air approprié, et hop !
— Merci, bredouilla Peggy Sue en essayant de se redresser, mais où sont mes amis ?
— Ne crains rien, répondit Anaztaz d’un ton protecteur, d’autres racines les ont capturés. Ils seront là dans un instant.
— Vous commandez vraiment à ces lianes ? s’étonna la jeune fille.
— Oui, confirma Anaztaz en levant haut la torche afin d’éclairer la voûte. À l’origine, il s’agissait des racines des grands arbres plantés à la surface de l’œuf par les colons. À force de s’insinuer dans les crevasses, ces racines ont fini par déboucher ici, dans l’espace intérieur de la coquille où les gaz projetés par la Dévoreuse ont commencé à les baigner, déclenchant en elles d’incroyables mutations. Peu à peu, elles ont grandi, atteignant des proportions considérables… et surtout, elles sont devenues vivantes !
Le garçon se tut car deux racines venaient de déposer Sebastian et le chien bleu en bordure du filet végétal. Peggy fut bien soulagée de les voir en pleine forme, mais elle n’osa courir à leur rencontre car elle éprouvait de grandes difficultés à se déplacer sur les mailles grossièrement tressées.
— Hé ! haleta Sébastian, où sommes-nous ?
— Écoute-moi et tu l’apprendras, lui lança Anaztaz d’un ton autoritaire. Ici, on doit respecter les règles de la communauté. Puisque les racines vous ont sauvé la vie, vous appartenez désormais à la confrérie des survivants de la forêt souterraine. En conséquence, vous devrez obéir à nos règles sans discuter. C’est le prix à payer. Si vous n’êtes pas d’accord, vous pouvez toujours sauter dans le vide pour aller rejoindre la Dévoreuse.
Derrière Anaztaz, les porteurs de flambeaux ricanèrent. Ils étaient tous vêtus de costumes de feuilles ou de fibres végétales tricotées qui leur donnaient l’allure de créatures des bois. « Mi-humains mi-légumes, marmonna télépathiquement le chien bleu, ils aiment jouer aux petits chefs. Je flaire que ça ne va pas très bien se passer avec ces jeunes gaillards. »
— Du calme, Anaztaz, intervint Peggy Sue. Pas la peine de monter sur tes grands chevaux. Nous te sommes reconnaissants de nous avoir sauvé la vie… Nous étions sur un ballon, des fantômes nous ont attaqués. Ils ont fini par crever l’enveloppe avec leurs ongles. Tout a explosé et…
Anaztaz ricana.
— Il n’y avait aucun fantôme, lâcha-t-il d’une voix dédaigneuse. Je vous ai observés à la lorgnette. C’est vous qui avez crevé le ballon, avec vos ongles… Les gaz émis par la Dévoreuse vous ont fait perdre la tête. Sans mes racines vivantes, vous étiez fichus. La Dévoreuse vous a bel et bien bernés.
Pipoz fit un pas en avant, soucieux de détendre l’atmosphère.
— Je vous apprendrai à jouer de la flûte, déclara-t-il. Après dix leçons vous serez capables de commander à des racines de longueur moyenne.
— Ça reste à vérifier, nasilla Anaztaz, encore faut-il qu’ils soient doués pour la musique. Qu’ils apprennent d’abord à se déplacer sur le filet, on verra ensuite à quoi on peut les employer. (Se tournant vers les trois amis, il ajouta :) Vous devrez faire vos preuves ; ici on n’a que faire des bons à rien. Si vous ne filez pas droit, on vous balancera par-dessus la toile.
« Charmant garçon ! siffla le chien bleu. Encore un à qui le pouvoir est monté à la tête. »
Peggy et ses amis durent bon gré mal gré se joindre à la petite troupe. Les compagnons de la forêt souterraine sautaient de maille en maille avec habileté. Hélas, leurs bonds faisaient osciller le filet, ce qui rendait l’équilibre des arrivants encore plus précaire. Seul le chien bleu (à cause de ses quatre pattes) s’en tirait honorablement.
La patrouille traversa le filet en diagonale. Un peu partout, des enfants et des adolescents jouaient de la flûte pour dompter les racines.
— Seule la musique peut les contraindre à obéir, expliqua Pipoz. Au naturel, elles se comportent comme des serpents. Si ma mère ne m’avait pas enseigné une douzaine de mélodies magiques, je n’aurais jamais réussi à les commander. En fait, elles sont assez sauvages. Il leur arrive de se battre entre elles, de s’étrangler, de se couper en deux.
— Cette agressivité a du bon, observa Anaztaz, les racines sont d’excellentes combattantes. Elles nous défendent de la Dévoreuse. Elles repoussent les tentacules quand ceux-ci essayent de venir chercher de quoi manger sur le filet !
— Les racines se battent pour vous ? s’étonna Peggy.
— Oui, se rengorgea Anaztaz. Il faut bien sûr connaître les mélodies d’attaque, de riposte, et savoir se servir d’une flûte comme d’une arme de guerre, ce n’est pas donné au premier venu.
« Ben voyons ! » se moqua mentalement le chien bleu.
— Sans les racines mutantes… et sans Pipoz, continua Anaztaz, nous serions morts depuis longtemps. Le filet s’étend sur plus de dix kilomètres aujourd’hui, c’est notre œuvre. Il a permis de sauver bien des gosses. Les petits idiots qui sautent dans les crevasses rebondissent ici. Quant à ceux que les tentacules ont capturés, nous envoyons les racines les intercepter. Ça ne marche pas toujours, mais il est fréquent que nous parvenions à priver la Dévoreuse de ses proies.
— Beau travail ! dit Peggy Sue.
— Oui, j’en suis fier, martela Anaztaz, mais pour arriver à de tels résultats, il faut de la discipline. Voilà pourquoi vous allez tout de suite suivre des cours de musique et de tricot. Rappelez-vous le principe fondamental du filet : ici les inutiles n’ont pas leur place, nous sommes tous des soldats !
*
Les jours suivants, Peggy Sue et ses amis durent se conformer aux règles de la communauté.
Celles-ci n’avaient rien d’amusant.
D’abord la nourriture se composait de racines et de ronces cuites, ou encore de bouillies d’écorce moulue. On buvait de la sève, ou de l’eau de pluie qu’on récupérait par les crevasses du sol. On faisait du feu en entrechoquant des silex récupérés sur la voûte.
Pis que tout, il fallait suivre d’interminables leçons à l’école de musique dirigée par Pipoz. On y apprenait les mélodies magiques permettant de commander aux racines vivantes. Chaque série de notes provoquait une action définie : Attaque ! Fais un nœud ! Vire à gauche (à droite) ! Passe au-dessus (en dessous)… et ainsi de suite. La difficulté consistait à jouer ces airs très vite, d’instinct, et au bon rythme. Le rythme comptait plus que tout, car sans lui la magie n’opérait pas et les racines continuaient à se prélasser tels des boas repus au fond d’un vivarium.
Peggy Sue s’ennuyait ferme car elle avait toujours trouvé la magie casse-pieds. Les formules à apprendre par cœur, les incantations imprononçables, tout cela l’ennuyait ; voilà pourquoi elle avait refusé de suivre l’enseignement que lui proposait Granny Katy, sa grand-mère.
« La magie c’est tricher ! avait-elle coutume de déclarer, je préfère me débrouiller par mes propres moyens. »
Comme on s’en doute, dompter les racines mutantes la barbait profondément. En plus, elle ne jouait pas très bien de la flûte et ses fausses notes provoquaient des catastrophes (à deux reprises elle faillit étrangler un autre élève en provoquant un faux mouvement de la racine qu’elle était censée diriger !).
Il n’y avait pas de vraies maisons sur la toile d’araignée, mais des huttes composées de racines mortes et de feuillages tressés. Certains préféraient dormir dans des nids, comme des oisillons ; mais la plupart des gosses vivaient dans des cabanes mal fichues où ils se regroupaient par tranches d’âge et pratiquaient l’autodiscipline. Ils étaient tous très intéressés par le chien bleu car il n’y avait aucun animal sur le filet. Celui-ci en profita pour cabotiner comme à son habitude ; il adorait jouer les vedettes.
De temps à autre, Anaztaz venait inspecter la classe et y allait de son petit discours (Anaztaz adorait les discours !).
— Les racines sont nos amies, radotait-il. Sans elles, il y a belle lurette que la Dévoreuse nous aurait tous dévorés. Sans elles, pas de filet, pas moyen de repousser les attaques des tentacules ou de récupérer les gosses que la bête a kidnappés. Grâce à elles nous sommes en sécurité. Pensez-y au lieu de pleurnicher parce que la soupe n’a pas bon goût ! Vous êtes davantage en sécurité ici, sur la « toile d’araignée », qu’à la surface où vos parents ont été incapables de vous protéger ! Ceux qui voudraient remonter chez eux sont de petits imbéciles qui mériteraient bien que je les jette dans le vide ! Des ingrats, oui ! Je vous le répète : les racines nous défendent mieux que les adultes ne pourraient le faire.
En disant cela, il s’excitait et finissait par devenir tout rouge. Peggy Sue le trouvait plutôt joli garçon, mais il lui faisait peur.
— Il joue au petit roi, grommela Sébastian alors qu’Anaztaz sortait de la classe. Je ne sais pas ce qui me retient de lui balancer mon poing sur la figure.
— C’est vrai que nous sommes un peu ses prisonniers, avoua Peggy, mais il faut se montrer malins. Pour le moment les choses vont mal. Je suis comme toi, je n’ai pas envie de passer les dix prochaines années à manger des radicelles bouillies ou à tresser des fibres végétales pour en faire des culottes. Patience, j’aurai bien une idée qui nous permettra de prendre la poudre d’escampette !
Outre le dressage des racines, il fallait participer au tricotage de la toile. Pour cela, les jeunes devaient cueillir les racines mortes qui pendaient de la voûte et les utiliser pour tresser de nouvelles mailles. C’est ainsi que le filet s’agrandissait.
— Ne coupez que des racines mortes, répétait Pipoz. Les vivantes se rebelleraient, elles saccageraient la toile en gigotant pour se dénouer. Mais faites bien attention à ne pas confondre une racine morte et une racine endormie ! Si vous essayez de trancher une racine assoupie, elle vous étranglera comme un boa constrictor, ou vous écrasera la cage thoracique.
Armés d’une hache de silex, Peggy Sue et Sébastian durent donc apprendre à se déplacer dans l’enchevêtrement des lianes et des pseudopodes végétaux tombant de la voûte fendillée. Ce n’était pas facile. Parfois, cela revenait à grimper dans les haubans d’un trois-mâts en très mauvais état. Peggy perdit deux fois l’équilibre. Par chance, elle rebondit sur le filet, mais le choc lui meurtrit le dos.
« Tu es rayée comme un zèbre ! » lui annonça le chien bleu en examinant ses hématomes.
Chaque fois qu’ils s’approchaient d’une racine pendante, les deux adolescents échangeaient un regard inquiet en se demandant si elle était morte ou endormie. Ils n’avaient pas assez d’expérience pour faire la différence au premier coup d’œil en fonction de la couleur de l’écorce ou de la souplesse du bois.
— Elles ont toutes le même aspect, grognait Sébastian.
Ils commirent plusieurs erreurs qui faillirent leur coûter la vie. Ayant entamé à coups de hache une racine qui faisait la sieste, ils manquèrent d’avoir la tête arrachée, car le serpent végétal claqua à la manière d’un fouet pour manifester sa fureur.
La vivacité des appendices était stupéfiante. S’ils ne se trouvaient point sous l’influence d’un flûtiste dont la musique les hypnotisait, ils se comportaient en animaux égoïstes, n’hésitant pas à attaquer leurs voisins pour se ménager davantage de place.
— En réalité, expliqua Pipoz, les racines n’aiment pas travailler. Elles n’aspirent qu’à somnoler dans l’obscurité, à s’étirer paresseusement comme un dormeur dans son lit. Quand on est à la surface et qu’on contemple les forêts plantées par les premiers colons terriens, on ne se doute pas de l’importance prise par les racines des arbres. Elle est disproportionnée. C’est comme un iceberg, on n’en voit jamais qu’un dixième, les neuf autres sont sous l’eau. Ici, les racines sont cent fois plus longues que l’arbre auquel elles sont rattachées.
Pipoz était gentil, Peggy Sue l’aimait bien. Il avait l’air d’un farfadet échappé d’un dessin animé. Une sorte de Peter Pan grassouillet aux joues constellées de taches de rousseur.
Il jouait admirablement de la flûte.
— Ma mère était sorcière, dans un cirque, confia-t-il un soir à la jeune fille. Elle disait la bonne aventure, elle fabriquait des potions d’amour. Elle m’a appris ces mélodies magiques qui commandent aux animaux.
— Seulement aux animaux ? demanda Peggy.
— Non, avoua Pipoz, ça marche aussi sur les gens. Si je voulais que tu tombes amoureuse de moi je n’aurais qu’à jouer un certain air sur ma flûte… et tu… tu m’embrasserais… mais je ne le ferai pas parce que ça serait tricher.
Il avait rougi en prononçant ces mots.
— La magie, c’est toujours de la triche… philosopha Peggy Sue pour dissimuler sa gêne. C’est pour ça que je n’ai pas voulu devenir sorcière.
Sentant Pipoz en veine de confidences, elle murmura :
— Tu ne trouves pas qu’Anaztaz est méchant ?
Pipoz haussa les épaules et se renfrogna. Quand il répondit, ce fut d’une voix apeurée.
— Il se fait un devoir d’assurer notre protection, chuchota-t-il, c’est beaucoup de responsabilité. Mais c’est vrai qu’il se montre parfois autoritaire. Il faut apprendre à le connaître.
— Tu n’as tout de même pas l’intention de passer ta vie sur le filet ? s’étonna l’adolescente.
— Je ne sais pas. Je n’y ai pas réfléchi. Ici, je suis devenu quelqu’un d’important. À la surface je n’étais qu’un petit charmeur de serpents dans un cirque minable au chapiteau tout rapiécé. Mon patron me bottait les fesses et me faisait balayer la crotte des éléphants. Si je retourne là-haut ça recommencera. Je ne tolérerais plus que les adultes me donnent des ordres. Ce sont des bons à rien, ils ont saccagé la planète. Sans leurs forages, leurs industries et leur pollution, la Dévoreuse ne se serait jamais réveillée et nous vivrions en paix sur la coquille.
*
L’école de tricot était dirigée par une fille de seize ans nommée Zita ; elle détestait Peggy Sue qu’elle jugeait malhabile dans son travail de tressage.
— Sur ta planète tu es peut-être une vedette, répétait-elle, mais ici, sur la toile d’araignée, tu n’es qu’une petite apprentie de rien du tout, et tu n’es pas fichue de tresser une maille correctement. J’espère qu’un tentacule t’emportera lors de la prochaine attaque, comme ça je serai débarrassée de toi !
Après une semaine de ce régime, Peggy, Sébastian et le chien bleu se réunirent pour décider de la conduite à adopter.
— On ne peut pas rester là, attaqua le garçon, bille en tête. J’ai horreur de la flûte, ça me met les lèvres en sang ; et puis ces mélodies débiles sont impossibles à jouer, il faudrait avoir quinze doigts et trois mains pour exécuter correctement les accords.
— Deux solutions se présentent à nous, énonça Peggy. Soit nous utilisons les racines mortes pour essayer de grimper à la surface en nous faufilant dans une crevasse… Soit nous poursuivons notre mission et nous tentons de descendre au fond de l’œuf pour rencontrer la Dévoreuse.
— Mais nous n’avons plus de bombe ! protesta Sébastian. Quand le ballon a éclaté notre équipement est tombé dans le vide. Il s’est écrasé quelque part en bas, dans les ténèbres. Que feras-tu lorsque tu te retrouveras nez à nez avec la bête des souterrains ?
— Comment nous y prendrons-nous pour descendre ? interrogea le chien bleu. Si tu veux sauter par-dessus bord, il faudrait au moins prendre le temps de fabriquer un parachute de fibres tressées, et je ne crois pas qu’on t’y autorisera.
— Je sais tout ça, coupa Peggy. J’ai hâte de rentrer à la maison, moi aussi, mais on ne peut pas abandonner ces enfants à leur sort. On doit aller jusqu’au bout. Je me dis qu’il faut essayer d’établir le dialogue avec la Dévoreuse, comprendre qui elle est réellement. Depuis que nous sommes arrivés sur Kandarta je n’ai entendu que des histoires contradictoires à son sujet. Tantôt elle est mauvaise et croque les marmots, tantôt elle est gentille et attire les gosses dans les profondeurs de la coquille pour se distraire de sa solitude. Tantôt il faut la tuer pour sauver la planète, tantôt il faut la laisser vivre car la supprimer reviendrait à détruire Kandarta. Je ne sais plus où j’en suis.
— Pareil pour moi, approuva le chien bleu. Chacun y va de sa version. Difficile de se faire une opinion.
Sébastian haussa les épaules.
— Je suis comme vous, marmonna-t-il, ça m’embête d’abandonner ces mioches à leur sort, mais je ne voudrais pas finir mes jours dans le ventre de la Dévoreuse. Donnons-nous une semaine pour imaginer un plan de bataille, passé ce délai nous remonterons à la surface en escaladant les racines, et nous demanderons à Massalia de nous réexpédier sur la Terre. À l’impossible nul n’est tenu.
*
— Pourquoi ne subissez-vous pas l’influence des gaz hallucinogènes projetés par la Bête ? demanda Peggy à Pipoz alors qu’elle se promenait avec lui sur le filet.
— Ce sont les tentacules qui projettent le gaz par leurs ventouses, expliqua le garçon au visage de farfadet. Mais ils viennent rarement par ici car les racines les repoussent. Jusqu’à présent, nous avons toujours réussi à les empêcher de casser les stalactites[28] auxquelles la toile d’araignée est accrochée. Si la Bête parvenait à briser ces points d’ancrage, le filet s’écroulerait comme un pont de lianes dont on coupe les câbles principaux, et nous basculerions dans le vide. Notre survie dépend des racines. Elles constituent nos seules armes, nos seules défenses contre les dangers qui viennent d’en bas. En ce qui concerne le gaz hallucinatoire, il existe une autre parade : boire de la sève. Le jus des lianes fonctionne à la manière d’un contrepoison. Deux gorgées de sève quotidiennes suffisent généralement à vous protéger des hallucinations.
*
Le lendemain, Anaztaz vint interrompre la classe de flûte pour faire une déclaration. Il avait le visage fermé, les yeux durs.
— Chers enfants, commença-t-il, chers survivants, chers compagnons de la forêt souterraine. Je me présente devant vous porteur de mauvaises nouvelles. Nos guetteurs ont détecté des mouvements en provenance du fond, des ombres sinueuses. Il semblerait que des tentacules s’élèvent dans la nuit avec l’intention de nous attaquer, une fois de plus. Vous êtes des soldats, des flûtistes de guerre. Je vous ordonne de gagner sans attendre vos postes de combat et de vous tenir prêts à défendre notre territoire. La bataille sera rude, j’aurai besoin de tout le monde, même des débutants. Cette fois il ne s’agit plus d’un entraînement. Les tentacules peuvent frapper n’importe quand, dans deux jours comme dans une heure. Notre survie à tous dépend de vos flûtes.
Les élèves échangèrent des regards inquiets. La plupart d’entre eux prenaient soudain conscience qu’ils ne s’étaient pas assez appliqués et connaissaient trop peu de mélodies magiques. Peggy et Sébastian étaient de ceux-là.
— Fort bien, déclara Pipoz dont la brusque pâleur trahissait l’angoisse, nous allons réviser les accords principaux qui permettent de faire bouger les racines.
Pour la première fois depuis le début des cours, personne ne lança de plaisanterie.
Quand on eut fini de repasser les mélodies de base, Pipoz ordonna aux élèves de le suivre et leur indiqua leur affectation aux différents points stratégiques du filet.
— Les apprentis se tiendront en renfort derrière les flûtistes aguerris, expliqua-t-il. Ils observeront leurs gestes, mémoriseront les mélodies. Si les « maîtres » viennent à être emportés par les tentacules, les apprentis prendront aussitôt leur place et s’efforceront de les imiter. Réagissez vite, et ne cédez pas à la panique. Fuir ne vous sera d’aucune utilité. Courir sur la toile est dangereux car les vibrations se propagent au long des mailles et finissent par déséquilibrer tout le monde. Si vous vous mettez à galoper en tous sens, le filet vibrera comme une peau de tambour, et nous roulerons cul par-dessus tête. C’est le meilleur moyen de basculer dans le vide. Gardez votre sang-froid, quoi qu’il arrive.
Peggy Sue serrait nerveusement les doigts sur sa longue flûte de bois à vingt trous. Elle ne se sentait pas à la hauteur de ce qui se préparait. Elle fut séparée de Sébastian, mais le chien bleu demeura à ses côtés.
— Tu vas rester avec moi, lui souffla Pipoz. De cette manière tu seras davantage en sécurité.
« Il est amoureux de toi et il veut te protéger, observa mentalement l’animal. Ça me rassure, je te voyais mal partie ! »
Le maître flûtiste se dépêcha de disposer ses guerriers musicaux aux points stratégiques de la toile d’araignée. Tout le monde était nerveux. À son commandement, on emboucha les flûtes pour lancer la mélodie de base qui sonnait le réveil des grosses racines endormies. Les sortir de l’engourdissement n’était jamais chose facile car elles n’aimaient rien tant que paresser tels des boas repus.
Les plus jeunes avaient été chargés d’allumer les torches et de veiller aux incendies. Des seaux remplis de sève épaisse attendaient d’être renversés sur les départs de feu. Plus personne ne parlait. On écoutait les échos lointains résonnant sous la coquille.
Peggy Sue s’assit en tailleur derrière Pipoz. Elle regrettait d’avoir été séparée de Sébastian, mais elle savait que le flûtiste avait agi intentionnellement, par jalousie amoureuse. C’était mignon, toutefois elle craignait que Pipoz ne se mette dans l’idée de l’ensorceler au moyen d’une mélodie magique Serait-elle capable d’y résister ?
« Et s’il me forçait à l’embrasser ? songea-t-elle soudain. Sebastian le prendrait fort mal, c’est sûr ! »
— Attention ! cria Pipoz, les voilà ! Déployez les racines pour former un barrage défensif. Le choc sera rude.
Peggy Sue se pencha en avant et scruta les ténèbres. Peu à peu elle distingua quelque chose qui montait des abîmes. Des formes vagues, sinueuses. Tout le monde retenait son souffle. Autour du filet, les racines géantes de la forêt souterraine ondulaient en émettant des craquements d’écorce. Tout à coup, deux tentacules jaillirent en pleine lumière. Ils ressemblaient à ceux d’une pieuvre par leurs ventouses, mais se terminaient par des mains griffues. La jeune fille dut faire appel à ses réserves de courage pour ne pas prendre la fuite en voyant ces affreuses choses se diriger vers le filet.
— Barrage ! cria Pipoz, la mélodie du barrage, vite !
Les flûtistes embouchèrent leurs instruments ; un air s’éleva, étrange, aigrelet. Ça n’avait rien de charmant, et personne n’aurait eu envie de danser sur une pareille chanson, mais les racines géantes se dressèrent aussitôt tels des cobras en colère pour faire face aux tentacules.
Dès lors, ce fut l’empoignade.
Les racines, obéissant aux impulsions musicales des flûtistes, se nouèrent autour des tentacules, les emprisonnant dans un lacis de nœuds compliqués qui les immobilisèrent. Les yeux écarquillés par la frayeur, Peggy assistait à ce combat de titans. De part et d’autre, les pseudopodes luttaient pour avoir raison de leur adversaire. Les doigts griffus de la Bête entamèrent l’écorce des racines sans parvenir à leur faire grand mal, car ces dernières ne réagissaient pas à la souffrance. Les secousses ébranlèrent si fort la voûte que des pierres mêlées à de la terre tombèrent sur la tête des enfants.
Les flûtistes jouaient sans relâche, prenant à peine le temps de recouvrer leur souffle. Tous essayaient d’imiter Pipoz qui, à la manière d’un chef d’orchestre, leur indiquait l’enchaînement des différentes mélodies pour obtenir que les racines exécutent des mouvements de plus en plus complexes.
Hélas, les tentacules étaient bien plus puissants que les racines, et ils ne tardèrent pas à forcer le barrage.
Peggy Sue crut sa dernière heure arrivée !
Pendant une demi-heure, le filet fut l’objet d’assauts d’une agressivité inouïe. Chaque fois qu’un tentacule se cramponnait aux mailles, une racine intervenait, le garrottant aussi étroitement que possible pour lui faire lâcher prise.
La toile d’araignée, secouée de toutes parts, tirait sur ses attaches. Peggy avait blotti le chien bleu dans son giron pour lui éviter de passer par-dessus bord. Elle-même avait le plus grand mal à demeurer assise. Les secousses l’avaient envoyée rouler loin de Pipoz. Des pierres, des débris d’écorce, des tronçons de lianes dégringolaient de la voûte, assommant les flûtistes. Un tentacule réussit à se libérer et sectionna l’une des racines à mi-corps. Des jets de sève jaillirent, aspergeant les enfants tel un étrange sang verdâtre.
« Pourvu que Sébastian ne soit pas blessé ! » se répétait l’adolescente.
La confusion se changea peu à peu en panique. Les apprentis musiciens commencèrent à refluer en désordre. Certains s’embrouillaient dans leurs mélodies et provoquaient des catastrophes car il arrivait que les racines s’attaquent entre elles au lieu de s’en prendre aux pseudopodes de la Bête !
Anaztaz courait d’un bout à l’autre du filet pour donner des ordres. Zita et ses « tricoteuses » rafistolaient du mieux possible les mailles sectionnées qui menaçaient de filer, comme un bas… et de faire basculer tout le monde dans l’abîme.
Avisant une racine inactive, Peggy saisit sa flûte et s’appliqua à la réveiller pour la transformer en une arme redoutable. Elle n’était pas très adroite à ce jeu, toutefois elle réussit à étrangler un tentacule jusqu’à ce qu’il devienne presque noir et batte en retraite.
Chaque fois qu’un pseudopode heurtait le filet, la secousse expédiait un gosse par-dessus bord. C’était comme si on avait jeté un éléphant sur un trampoline, la vibration était si énorme que tous ceux qui s’y trouvaient assis étaient projetés dans les airs.
La bataille dura une éternité. On dut juguler un début d’incendie car les flambeaux avaient mis le feu aux lianes tressées. L’équipe des pompiers s’empressa de déverser des seaux de sève sur le foyer, asphyxiant le brasier avant qu’il ne prenne une ampleur catastrophique.
« La dévoreuse essaye d’arracher le filet de ses points d’ancrage, constata Peggy. Sans le rempart des racines, elle y parviendrait. Elle le décrocherait de la voûte de la même façon qu’une pieuvre géante déracinerait un lustre d’un plafond. »
Enfin, après un siècle de chaos, d’assauts, de contre-attaques, les tentacules battirent en retraite et se replièrent à l’abri des ténèbres. Ils ne repartaient pas intacts ; les racines les avaient tailladés, lacérés et même amputés de plusieurs dizaines de mètres.
Peggy se redressa. Autour d’elle s’élevaient des cris et des pleurs. Il y avait beaucoup de blessés. Les chefs de section faisaient l’appel pour essayer de déterminer le nombre des disparus.
Un affreux pressentiment s’empara de la jeune fille. Clopinant de maille en maille, elle fit le tour de la zone placée sous le commandement de Pipoz. Chaque fois qu’elle croisait l’un des élèves de l’école de musique, elle criait :
— Tu n’as pas vu Sébastian ?
Certains la dévisageaient sans comprendre, trop choqués par la bataille, mais quelques-uns lui répondaient :
— Par là… à droite, il était avec Andoriz, ou encore :
— À un moment il s’est replié avec Martaroz et Zabilief. Ensuite, je l’ai perdu de vue.
Enfin, elle se heurta à Zita, la responsable des cours de tricot.
— Oui, lui annonça-t-elle sans ménagement, il était à côté de moi… du moins jusqu’à ce qu’une maille cède sous ses pieds et qu’il bascule dans le vide. Il est tombé, ton petit ami. Aussi vite qu’une enclume, et personne n’a rien pu faire pour le rattraper.